Chercheuse au laboratoire PMMH et professeure à l’Université de Paris, Anke Lindner vient de recevoir la médaille d’argent du CNRS. Une récompense qui vient saluer une carrière déjà brillante en matière molle.
©Margot L’HermiteQuel est votre sujet de recherche ?
Mes recherches sont axées sur l’étude des fluides complexes, dont le comportement est intermédiaire entre celui des fluides simples et celui des solides élastiques. En pratique, ces fluides sont composés de particules – polymères, fibres ou bactéries par exemple – suspendues dans un liquide simple comme de l’eau. La présence des particules impacte directement les propriétés d’écoulement de la suspension qui peuvent profondément différer de celle du liquide suspendant. Ce type de fluides est très répandu dans l’industrie (où beaucoup de procédés impliquent l’écoulement de fluides complexes comme des pâtes à papier, de fluides polymériques ou des mousses ou émulsions) mais aussi dans la vie courante, en biologie et en médecine. Le sang par exemple est composé de plaquettes, de globules blancs et rouges dispersés dans un liquide proche de l’eau salée.
Les objets suspendus pouvant être assez complexes – flexibles, chiraux, actifs – les propriétés de la suspension qu’ils forment peuvent être encore difficiles à comprendre et à anticiper. Il y a en effet une multitude de cas, et il est difficile de proposer une théorie unifiée pour expliquer ces phénomènes. Au sein de mon groupe, nous avons, en combinant des techniques émergentes de microfluidique et de microfabrication, construit et étudié des systèmes expérimentaux modèles permettant d’obtenir des résultats quantitatifs. Nous nous sommes ainsi forgés une place unique dans le domaine, longtemps dominé par des travaux numériques et théoriques où seules des approches expérimentales phénoménologiques existaient.
Nos travaux ont permis d’acquérir une meilleure compréhension de l’interaction entre des objets microscopiques et des écoulements aux petites échelles, et ont permis le développement de nouvelles approches numériques. Grâce à ces avancées, on peut désormais imaginer la conception de capteurs d’écoulement local, des dispositifs d’administration ciblée de principes actifs ou encore des dispositifs microfluidiques de filtration/séparation indispensables pour améliorer les laboratoires sur puce. Enfin, nous allons aussi pouvoir combiner fluides et particules en suspension pour « fabriquer » des fluides complexes aux propriétés sans précédent !
La médaille d’argent du CNRS est une haute distinction dans la communauté scientifique, quel est votre sentiment en recevant ce prix ?
Je suis très fière et extrêmement heureuse d’avoir reçu ce prix. Dans cette période qui manque de stimulations et où nous avons tous tant puisé dans nos ressources internes j’ai été particulièrement réjouie et touchée de recevoir une telle récompense.
Je suis très reconnaissante envers les collègues qui ont proposé mon nom pour ce prix ainsi qu’envers mes collaborateurs avec lesquels je travaille étroitement. Ce réseau de chercheurs, proches ou lointains, que j’estime beaucoup et qui sont souvent devenus des amis, me porte et permet à ma recherche d’être innovante et de progresser.
J’ai aussi eu la chance de travailler avec beaucoup de jeunes chercheurs très doués dans mon groupe, et l’interaction avec eux est un des aspects qui me plait le plus.
Vous menez vos recherches au sein du laboratoire PMMH, assez "atypique" dans le paysage des laboratoires de recherche, pouvez-vous nous en dire plus ?
Le PMMH a toujours su créer une ambiance propice à la collaboration et à l’épanouissement de ses membres permanents et aussi non-permanents. La structure très souple permet des collaborations nombreuses et faciles entre différentes chercheurs, ce qui, je pense, donne beaucoup de créativité à nos recherches. Le laboratoire a toujours soutenu les carrières individuelles de ses membres tout en maintenant un sens du collectif et en veillant à ce que tout le monde trouve sa place.
On parle beaucoup aujourd’hui de l’importance de la mixité en science à l’heure où en particulier en physique nous en sommes très loin : est-ce un phénomène que vous constatez au quotidien ? Qui a pu être un frein ? Quels conseils donneriez-vous à une jeune scientifique désireuse de faire carrière ?
J’ai effectué mes études de physique en Allemagne où, à l’époque, il n’y avait que très peu de femmes dans les matières scientifiques. A l’époque il y avait trois (!) professeures femmes en Physique dans tout le pays. Lors de mon année Erasmus à Paris, j’ai vu que ce n’était pas une fatalité et que les choses pouvaient être différentes. Je pense qu’en quelque sorte j’ai compris ce qui m’avait manqué en Allemagne ! Quand j’ai décidé de débuter ma carrière en France ce critère n’était pas clair, mais je suis désormais persuadée que le fait d’y trouver un entourage plus féminin et de voir des femmes professeures qui réussissent a été très important pour moi.
Je vois aujourd’hui dans mon groupe, qui attire les femmes de manière sur-proportionnée, à quel point c’est important pour elles de se trouver en présence de modèles de réussite féminine et d’un entourage propice à leur développement et à leur carrière.
J’espère que dans le futur l’équilibre entre hommes et femmes (et d’autres minorités) sera mieux établi en science pour que tout le monde puisse s’y épanouir selon ses propres souhaits et y apporter ses qualités propres.
J’ai effectué des études de physique en Allemagne à Bayreuth. Pendant une année d’Erasmus à Paris 6, j’ai découvert la matière molle ce qui m’a donné l’envie de commencer une thèse à l’ENS à Paris sur les instabilités interfaciales dans les fluides complexes. A la suite de cette thèse j’ai travaillé pendant un an, comme consultante en stratégie à Zurich en Suisse. J’ai alors réalisé qu’approfondir des questions scientifiques et pouvoir suivre ma propre curiosité intellectuelle était très important pour moi et que la recherche fondamentale me manquait beaucoup. J’ai donc quitté le consulting et j’ai effectué un post-doc à l’ESPCI pour retourner dans la recherche fondamentale en matière molle. A la suite de ce post donc, j’ai obtenu un poste de maitre de conférences à l’UPMC et j’ai commencé à effectuer mes recherches au PMMH de l’ESPCI. En 2010 je suis devenue professeure à l’Université Paris Diderot (maintenant Université de Paris) où j’enseigne depuis à l’UFR de Physique tout en gardant ma recherche au PMMH.
Médaille d’argent du CNRS en 2021, Anke Lindner a également été lauréate d’une Bourse ERC consolidator en 2015 pour le projet PadyFlow, nommée Fellow de L’American Physical Society en 2019, et lauréate du prix Maurice Couette de la Société Française de Rhéologie en 2019.