La nicotine contenue dans le tabac détourne l’activité des neurones dopaminergiques du système de récompense, ce qui conduit à un renforcement du comportement de prise de drogue puis à l’addiction. Les résultats d’une nouvelle étude chez la souris par une équipe de L’institut de Biologie Paris-Seine et du Laboratoire de Plasticité du Cerveau, publiés dans la revue Nature Communication, indiquent que la nicotine, par son action sur les neurones dopaminergiques, modifie aussi la prise de décisions et des comportements qui ne sont pas directement liés à la recherche ou à la prise de drogue.
Philippe Faure
La consommation chronique de nicotine, principal agent actif du tabac, entraîne de nombreuses altérations physiologiques et comportementales. En particulier, la nicotine détourne l’activité des neurones d’une aire spécifique du cerveau qui produisent la dopamine (neurones dopaminergiques). Ce noyau cérébral fait partie du circuit de la récompense et joue un rôle prépondérant dans la motivation, la prise de décisions et le renforcement. Par son action sur les neurones dopaminergiques, la nicotine contribue à un renforcement aberrant du comportement de prise de drogue et à l’addiction. Mais en modifiant à long terme l’activité de ces neurones, la nicotine peut également altérer des comportements qui ne sont pas directement liés à la recherche ou à la prise de drogue. Chez les fumeurs, il existe par exemple des différences dans des traits de personnalité impactant la vie quotidienne, tels que l’impulsivité ou l’anxiété. Cependant, il est souvent difficile de savoir si ces différences préexistent au tabagisme, ou si elles sont la conséquence de l’exposition à la nicotine. La nicotine perturbe-t-elle nos choix quotidiens en affectant la façon dont nous attribuons de la valeur aux objets et aux évènements, ou en influençant notre stratégie pour résoudre un problème ?
Pour répondre à cette question, des scientifiques ont testé, chez la souris, l’effet d’une exposition chronique à la nicotine sur la prise de décision dans un contexte qui n’est pas lié à la consommation de drogue. Ils ont analysé les choix des animaux dans une expérience mimant les machines à sous d’un casino : en se déplaçant librement dans une arène circulaire, l’animal peut choisir de s’arrêter sur trois petites aires, A, B et C, chacune lui délivrant une récompense avec une probabilité différente (détail en figure 1) . Ils ont ainsi mis en évidence plusieurs stratégies, allant de l’exploitation des zones où les probabilités de récompense sont les plus fortes , à l’exploration, caractérisée par des choix plus variables et une visite plus fréquente des zones associées à des probabilités de récompense plus faibles . Les résultats montrent que les souris exposées à la nicotine développent une préférence pour une stratégie d’exploitation des sites ayant les probabilités de récompense les plus élevées . Elles adoptent donc un comportement plus optimal que les autres en termes de récompense, mais aux dépens de l’exploration d’options en apparence moins rentables à court terme, mais qui sont pourtant nécessaires pour mieux comprendre l’environnement et s’adapter aux changements à long terme. En outre, les chercheurs montrent que l’exposition chronique de ces animaux à la nicotine produit aussi une augmentation de l’activité spontanée des neurones dopaminergiques. Pour tester si cette augmentation d’activité suffit à impacter les stratégies d’exploitation ou d’exploration des souris, les scientifiques ont utilisé une technique optogénétique pour stimuler ou inhiber artificiellement ces neurones avec de la lumière. La stimulation a rendu les souris plus exploitantes, mimant ainsi les effets observés chez les animaux sous nicotine, tandis que l’inhibition de ces neurones a rendu les souris plus exploratrices.
Ces résultats jettent un nouvel éclairage sur l’addiction au tabac. Ils suggèrent que la nicotine, par son action sur le système dopaminergique, perturbe la perception de la valeur des récompenses ou la stratégie de prise de décisions, influençant ainsi un vaste champ de comportements de choix, y compris ceux ne concernant pas la recherche ou la prise de drogue.
Philippe Faure
Figure 1 : (A) Représentation schématique de la tâche comportementale. Dans une arène circulaire, trois petites aires disposées en triangle équilatéral sont associées à des probabilités différentes (respectivement 100%, 50% et 25%) d’obtention d’une récompense sous la forme d’une stimulation électrique. Lorsque la souris se trouve dans une de ces zones, elle doit effectuer un choix binaire entre les deux autres pour obtenir sa récompense avec les probabilités qui leur sont associées. À chaque essai, il existe donc une différence de valeur entre les deux options. Choisir l’option avec la plus forte probabilité de récompense permet à l’animal de maximiser le nombre total des récompenses. Choisir l’option de plus faible probabilité revient, pour l’animal, à explorer son environnement, une stratégie dont le bénéfice à long terme est de collecter de l’information en variant son comportement.
(B) Exemples de trajectoires d’animaux après plusieurs essais, et stratégies associées. Choisir systématiquement l’option de plus forte valeur en termes de probabilité de récompense revient, pour la souris, à alterner préférentiellement entre les zones 100% et 50% : c’est la stratégie « d’exploitation » (à droite). À l’inverse, varier ses choix entre les trois aires définit une stratégie « d’exploration » (à gauche). Une exposition chronique des souris à la nicotine augmente l’activité des neurones dopaminergiques et oriente ces animaux vers un profil plus « exploitant ». En augmentant ou en diminuant directement l’activité de ces neurones par une technique optogénétique, il est également possible d’orienter la prise de décision vers une stratégie plus exploitante ou plus exploratoire, respectivement.
Pour en savoir plus :
Chronic nicotine increases midbrain dopamine neuron activity and biases individual strategies towards reduced exploration in mice.
Dongelmans M, Durand-de Cuttoli R, Nguyen C, Come M, Duranté E.K., Lemoine D, Brito R, Ahmed Yahia T, Mondoloni S, Didienne S, Bousseyrol E, Hannesse B, Reynolds L.M., Torquet N, Dalkara D, Marti F, Mourot A, Naudé J, Faure P
Nat Commun, 2021, Nov, doi : 10.1038/s41467-021-27268-7
Contact chercheur :
Philippe Faure
DR CNRS
phfaure@gmail.com
ESPCI Paris - PSL, Laboratoire de plasticité du cerveau,
10 rue Vauquelin, 75005 Paris